« Je n’ai pas peur. Je reviens des Enfers. Qu’y a-t-il à craindre de plus que cela? La seule chose qui puisse venir à bout de moi, ce sont mes propres cauchemars. La nuit, tout se peuple à nouveau de cris de goules et de bruissements d’agonie. Je sens l’odeur nauséeuse du soufre. Et la forêt des âmes m’encercle. Je sais que tout cela est vrai. Je viens de là »
À cette seconde précise, au coin du vicolo della Pace et de la via Forcella, à Naples, le temps vient de s’arrêter. Un quart de secondes plus tôt, Matteo tenait la main de son fils Pippo. Quelques secondes plus tard, une fusillade, des bris de verre. Et cette balle perdue, celle dont Matteo ne se doutait pas qu’elle allait lui enlever ce qu’il avait de plus cher au monde…
Ceux qui meurent emportent avec eux un peu de notre existence, la part inachevée des instants qui se sont suspendus. Et nous, que faisons-nous pour apaiser la douleur et le vide? Les parents font face à l’inimaginable dans cette éternité d’un quotidien qui passe avec la lenteur du supplice. Ils marchent à contre-courant d’un monde qui continue d’avancer sans eux. Pour Matteo, que la solitude ronge un peu plus chaque jour, franchir la porte des Enfers - aussi symboliquement que cela puisse lui paraître – et ramener son fils du côté des vivants, constituera le seul geste envisageable dans un monde où plus rien n’a d’importance. Giuliana, sa femme, quittera tout avec « le geste inachevé d’une femme qui regrette de ne plus pouvoir aimer ».
« Les fils meurent et il ne reste que nous, les mères endeuillées, qui pleurons avec rage sur ce qui nous a été volé. Je te maudis, Matteo, pour la promesse de vengeance que tu m’as faite et que tu as oubliée derrière toi, sur les trottoirs sales du quartier »
Laurent Gaudé me charme chaque fois avec ses portraits qui opposent souvent l’amour à la violence, la vie à la mort, la souffrance à la rédemption. Il a réussi dans La Porte des enfers le défi de définir la vie à travers le regard de ceux qui ont franchi la porte du monde des vivants. Il ne craint pas de salir l’image renvoyée et souvent trop factice des émotions humaines pour les rendre plus justes. Certaines personnes vivent sans n’être pour autant pleinement vivantes. La vie se résume pour elles à une succession de craintes et d’habitudes où plus rien ne bouillonne ou remue. En enfer, la vie n’est pas embellie. Derrière la grande porte, la lâcheté, la honte et les regrets ne peuvent être dissimulés sous les apparences…
C’est donc une histoire sur deux tableaux. Un présent imbriqué dans le passé et vice-versa. Avec des personnages aussi torturés que vivants : un professeur qui a tout perdu jusqu’à sa dignité, un travesti prostitué qui vit sur le trottoir depuis 20 ans, un curé complètement fou et un patron de café débonnaire. Bref, un ensemble de personnages avec qui il me plairait bien de passer une soirée, car comment faire autrement avec des gens aussi humains qui n’ont plus rien à prouver?
La Porte des enfers, c’est un peu comme franchir un lieu duquel on ne revient jamais tout à fait indemne, mais où la blessure nous apprend à vivre…
« Je me sens fort. Je suis revenue d’entre les morts. J’ai des souvenirs d’Enfers et des peurs de fin de monde »