L’Afrique saignée à blanc (Partie 2)
Si la vie est vertu, pourquoi s'évertuent-ils à préférer la mort?
Quelle chance il a le macchabée du 16e arrondissement dans sa petite boîte reluisante en acajou verni, lui devant et des dizaines derrière à suivre le corbillard, à suivre ses dernières volontés du moins le temps des funérailles ( les querelles d'héritage viendront bien vite); ici les chiens inconscients de ce qui se trame se déchirent entre eux pour des détritus, se créent des empires sur des monticules de charognes.
Mamadou retranché sur ses ultimes morceaux de chair n'a même plus la force de pleurer sur ses frères tombant comme des mouches, plus une seule larme dans son corps essoré, plus la force de haïr, d'hurler son dégoût, de crier sa révolte, il n'a plus de cris que des râles venus du fin fond de ses entrailles.
Pendant ce temps, à New-York à Paris sous les tentures des républiques, on gesticule, on s'apitoie en public on ricane en privé ces mêmes qui quelque temps auparavant s'ingéniaient à leur fourguer des armes, leurs croque-morts à rêver de leur refiler leurs rossignols de cercueils
à quatre sous que les républicains moyens ont rebutés, ceux-là mêmes qui en privé parlent ainsi: L'Afrique, on s'en fout, que les télés cessent de nous abreuver de ces insoutenables images de famine de guerre tribales et ça toujours au moment des repas, ils l'ont voulu leur indépendance non?
Oui, oui ils l'ont voulu, vous maîtres-penseurs qui les avez fait chanter, à part que les tam-tams continuent à résonner dans la savane ou la brousse du moindre bidonville car même si nous n'arborons plus le casque colonial ni le fouet nous avons conservé les clefs de leur royaume.
Ah notre belle Europe recroquevillée sur ce glorieux passé, notre Europe frileuse où on se doit d'être ganté de peur d'une quelconque lèpre venue d'ailleurs, notre Europe si chaussée qu'elle en a perdu tout contact avec la terre ferme, une Europe noire de s'être trop longtemps grisée une Europe à fric-frac sans odeur ni couleur que celles qu'elle se doit de réprimer parce qu'ici la négritude devient délit, à croire que la lèpre a gagné nos yeux, cette lèpre insidieuse car elle ne se voit pas ; la lèpre de nos charniers dorés non odorants car paraît il l'argent n'a pas d'odeur.
Ah cette Europe muette sans musique en tête que ces sons de monnaies sonnantes et trébuchantes, Ah ce monde blanc avec ses tribus les plus "intelligentes ‘’du monde avec ses prix Nobel accrochés en vitrine comme les médailles pendantes au poitrail des anciens combattants.
Que la peste soit avec nous sur la terre comme au ciel, qu'un jour il nous tombe l'enfer, qu'un jour ils viennent uriner sur nos tombes marbrées comme nous avons craché sur eux.
Deux ans ont passé, Mamadou a amadoué sa faim, il est toujours aussi chanceux, ignorant, sans avis, il vide les poubelles à Paris, même pas éboueur, émigré heureux, il vit, il vit et ne veut plus revivre ce qu'il a vécu, il vit les yeux émerveillés sur le bord de la Seine à regarder passer les bateaux-mouches sous le pont Mirabeau, à fouler les dalles centenaires de Notre-Dame, à fouler librement les pavés du 16e, des pavés nullement sectaires pour ne faire aucune différence entre des hauts talons Lancel et ses godasses trouées.
La semaine dernière dans son beau pays, ils ont mis en terre leur "bon" président, des décennies de règne, lui devant dans un luxueux cercueil et des millions derrière à le suivre en pleurant jusqu'à sa dernière demeure, preuve que le pays va mieux: LE PEUPLE A RECOUVRE SES LARMES.
Mamadou se dit qu'un jour quand il pourra se permettre d'avoir un avis sur tout au sujet de rien, il pourra même se permettre de marier une superbe femme blanche, le jour de ses noces elle sera vêtue de noir de peur qu'on dise qu'ils aient fait un mariage blanc! Il pourra même retourner au pays expliquer à ses frères que les démocraties vont mourir guéries.
Mamadou n'aura pas cette chance, ce 24 décembre, un autobus de la RATP a croisé son destin sur un passage clouté, une mort si affreuse qu'un journal humoristique a relaté ce fait divers en ces termes: deux jours après l'accident la police recherche encore la boîte noire.
Le pire c'est que le chauffeur de bus était natif de la Martinique, peut-être même qu'en cherchant bien leurs ancêtres avaient navigué vers les Amériques dans la même galère.
Les tam-tams d'où qu'ils viennent ne se tairont jamais, y compris dans ma tête tant que des râles de faim, d'agonie retentiront du fin fond de la brousse, que l'homme noir verra à chacun de ses pas l'ombre de sa FIN.
ON a pillé leur âme, leurs biens, on les a enchaînés, exploités massacrés, eux en guise de vengeance nous ont offert le blues, ce blues qui est en moi quand je pense à mes frères, je ne peux pas porter toute la honte de l'homme blanc mais au moins j'aspire à une Afrique en paix et à la fin de l'exploitation des puissants.
JC.ELOY Liverpool novembre 1996
En caractères gras: paragraphe rajouté en juin 2005