« Verre Cassé, sors-moi cette rage qui est en toi, explose, vomis, crache, toussote ou éjacule, je m’en fous, mais ponds-moi quelque chose sur ce bar, sur quelques gars d’ici, et surtout sur toi-même »
Le Crédit a voyagé, un bar congolais crasseux, accueille chaque jour ses habitués, une bande d’alcooliques blasés de la vie. Son proprio, l’Escargot entêté, en a bavé dur avant d’ouvrir ses portes. Et l’auteur prendra un plaisir démesuré à nous en raconter toutes les polémiques. D’abord, il y eut un coup de force du syndicat des cocufiés du week-end, suivi de près par les intimidations d’une association d’anciens alcoolos reconvertis en buveurs de flotte et une action mystique des gardiens de la morale traditionnelle. Le gouvernement s’en est mêlé, en a discuté avec ses ministres, un brainstorming collectif s’en est suivi et « l’affaire » a divisé le pays. Ces quelques pages sont un régal, un bonbon qui fond dans la bouche, c’est grotesque, absurde, risible, et on en redemande ! Même les touristes débarquent pour visiter ce lieu « touristique ». J’en ris encore…
C’est alors que l’Escargot entêté confie à son ami et plus fidèle client, Verre Cassé, d’écrire sur la vie de certains clients. Jouant au fin psychologue, il note tout dans un cahier, les histoires, les impressions. Il y a ce père de famille chassé de chez lui, un imprimeur en peine d’amour, un escroc sans génie qui se prétend descendant des grands sorciers et un homme préoccupé par le sort des canards en hiver. Ici, au Crédit a voyagé, on trouve de tout et surtout, chacun croit sa vie un peu plus importante que celle des autres. Verre Cassé ne manquera pas non plus de raconter sa propre histoire, son poste d’enseignant, l’alcool qui a tout détruit et puis Angélique.
« J’ai marché nuit et jour, c’est comme ça que tu me vois ici, le dos voûté comme un vieil homme, je longe la mer, je discute avec les ombres qui me pourchassent, et l’après-midi je viens ici, tu vois le problème, mais dis-moi clairement Verre Cassé, est-ce que toi aussi, dans ton for intérieur, tu crois que je suis un fou, un demeuré, est-ce que quand je te parle là c’est comme un fou qui discute avec la mauvaise foi des hommes, dis-moi la vérité, hein, promets-moi que tu vas mettre ce que je viens de te raconter dans ton cahier… sinon ce cahier il ne vaudra rien »
Si vous pensez lire ce livre à petites doses vous vous trompez. Enfin, je le pense… parce que le roman de 250 pages de Mabanckou est présenté sans point ni ponctuation. C’est une longue suite de pensées vagabondes et spontanées sorties de l’âme humaine de quelques personnages qui ont bien voulu nous raconter leur histoire. Le dépaysement culturel est exquis, d’autant plus que l’auteur est né au Congo-Brazzaville. J’y ai vu déferler à plusieurs reprises le fameux poulet bicyclette, jusqu’à ce que la curiosité me pousse à en savoir plus long sur ce plat… (Surprise ! Voir la photo ci-bas…). Mabanckou en profite également pour mettre en valeur certains auteurs qu’il chérit, à travers de petits clins d’œil nous référant aux titres de leurs œuvres. On s’amuse presque à les trouver comme on jouerait à « Trouver Charlie ». Dany Laferrière (« L’odeur du café », « Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer »), Martin Page (« Comment je suis devenu stupide »), Mishima (« Le marin rejeté par la mer »), Hemingway (« L’adieu aux armes »), et plein d’autres encore. J’ai vraiment été ravie par ce petit livre tout simple, mais d’une belle intelligence qui effleure les sentiments à fleur de peau. Je retournerai, c’est certain, vers cet auteur fabuleux. Peut-être en compagne de « Black Bazar » ou encore de « Mémoires de porc-épic »…
« Tout cela c’est que du rêve, mais le rêve nous permet de nous raccrocher à cette vie scélérate, moi je rêve encore la vie même si je la vis désormais en rêve, je n’ai jamais été aussi lucide dans mon existence »
Et puis, the poulet bicyclette (heu… d’accord…)