« Le vent ne vient de rien et nulle part ne va, il passe »
L’univers de Damasio est vaste et riche, et la force de son imaginaire d’une créativité hors du commun. Il arrive à transposer les mots en images avec un génie de l’art descriptif à vous couper le souffle, sans vouloir jouer sur les mots. Car de vent il est question, dans ce superbe roman. Mais pas n’importe lequel…
Ils sont 23, hommes, femmes, scribe, pilier, troubadour, sourcière, braconnier du ciel et j’en passe, et sont de la 34ième « horde du contrevent ». Ils marcheront durant plus de 30 ans avec acharnement, conviction, courage, intelligence, sans répit, affrontant les vents les plus dévastateurs. Des vents mordants, voire mortels, à moins deux cents degrés, le corps vitrifié, telles des griffes qui vous lacèrent la peau jusqu’à l’âme. Ils suffoqueront jusqu’à se cracher les poumons. Et nous souffrirons tout autant qu’eux, grâce à ce génie qu’a l’auteur à nous faire ressentir la fragilité derrière les épreuves avec tant de précision. Ils avanceront en position groupée, en delta, en forme de goutte d’eau, en diamant, en cône, car le code numéro un de la horde est le suivant : seul le corps peut contrer le vent. Cette hiérarchie des corps leur conférera une force, une confiance. L’espoir vissé au ventre, ils n’auront qu’un seul objectif, atteindre le bout de la Terre, l’Extrême-Amont, et découvrir l’origine du vent. Et de cette quête, affronter leur destin…
La poésie est au centre de ce roman et m’a profondément émue. Si l’histoire en soi est un grand poème, de même que les lieux, car n’est-il pas poétique de rechercher le vent, des métaphores sublimes recouvrent les mots d’un voile d’une infinie douceur. Je repense à ce passage, notamment : « je cherche Aoi, ma petite goutte, tellement légère, chancelante de pluie…». Ou à ceux-là : « Bruissant est le sable », « Dans le rideau du ciel »… Je n’oublie pas non plus les images magnifiques, telles ces méduses qui tombent du ciel et les maisons en forme de goutte d’eau. Et puis, il y a ce septième art, échappé de la plume de Damasio, celui de jouer avec les mots avec tant de magie, car de deux mots jumelés en naîtra un seul : pharéole (phare – Éole – phare dans le ciel), fréole (frégate – Éole – navire du ciel), etc…
Outre cette gamme d’émotions qu’il arrive finement à nous transmettre, l’auteur est d’un humour stupéfiant. Golgoth, le Traceur de la horde, de par son personnage dur, au langage cru et non affiné (il m’a fait rire celui-là!), offre un contraste déconcertant avec la poésie de l’ensemble. Il émet ainsi une dualité des sensations, des ressentis… Émanent aussi de ce roman de fortes réflexions philosophiques, des passages extrêmement touchants et une complicité émouvante des personnages. Complicité d’amitié, d’amour aussi…
Et puis, il y a les « chrones » (Chronos, Dieu du Temps et de la Destinée), ces entités présentées sous plusieurs formes, et qui sont propres à l’univers de Damasio. 700 pages seront parvenues à me les imaginer, telles des formes de silence qui dérivent, mais toujours abstraitement, c’est pourquoi je joins ici un lien qui vous les fera mieux connaître : http://mushin.fr/les-chrones-dapres-alain-damasio/.
C’est donc un très beau roman, dense, complexe, émouvant. La présentation des personnages sous forme de symboles, à chaque chapitre, peut en décourager dès le départ plus d’un. Mais une fois les premières pages franchies, on ne peut que difficilement le lâcher…